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Abbayes et prieurés mauristes

Dom Rivet et l’Histoire littéraire de la France.

par André LÉVY

La publication du premier volume de l’Histoire littéraire de la France en 1733 ne fut pas accueillie par tous avec l’enthousiasme ou simplement même l’intérêt que semblait avoir suscité l’annonce de ce projet dans le Journal des savants en 1728. Ainsi Voltaire, dès qu’il en eut connaissance, manifesta son hostilité : « Les infatigables et pesants bénédictins composent en dix volumes in-folio une Histoire de la littérature de la France que je ne lirai pas ».
Et pourtant l’œuvre écrite dans l’abbaye Saint-Vincent du Mans par dom Rivet et ses collaborateurs constitue, encore aujourd’hui, un monument de l’érudition nationale. L’ampleur du projet, douze volumes publiés entre 1733 et 1762, les nombreuses notes restées inexploitées, les difficultés rencontrées (les difficultés dues à l’éloignement de Paris n’étant pas parmi les moindres), font qu’il n’est pas inintéressant aujourd’hui de se pencher sur cette Histoire littéraire de la France écrite pour l’essentiel à Saint-Vincent du Mans où, à cause de leur jansénisme, dom Rivet et ses collaborateurs furent obligés de demeurer.

Dom Rivet à Saint-Vincent

Dom Rivet, s’il naquit à Confolens en 1683, a vécu à Saint-Vincent l’essentiel de sa vie monastique et il y a écrit ses œuvres principales. Il y a fait ses études de théologie, il y est revenu dans le cadre de l’Académie des sciences ecclésiastiques qui y fut transférée de Saumur en 1714, avant d’être dissoute en 1716. Mais surtout, il dut résider définitivement dans la grande abbaye mancelle en 1721, l’accès de Saint-Germain-des-Prés lui étant interdit. Bien qu’il eût été convoqué par le lieutenant de police le 10 mars 1721, avec dom Garnier, il ne remit évidemment pas en cause ses appels et cela ne pouvait que lui interdire les monastères parisiens. Mais dom Verninac, autre appelant, témoigne que sa venue au Mans n’est pas involontaire et que, puisque l’exil était inévitable, Saint-Vincent devait être un lieu qui lui permettrait de continuer son œuvre. « Dom Rivet a enfin obtenu avec bien de la peine d’aller demeurer à St-Vincent du Mans. Il partit dimanche dernier par le carosse. »
Quand il y arrive, Saint-Vincent du Mans a déjà une longue tradition intellectuelle. Mais c’est à la fin du XVIIe siècle que Saint-Vincent devient un des centres de recherche de la Congrégation. Il faut sans aucun doute y voir la marque d’un grand abbé et d’un homme particulièrement influent dans la Congrégation, dom Maur Audren. Abbé de Saint-Vincent en 1693, il avait fait venir avec lui les auteurs de l’Histoire de Bretagne entreprise à Redon en 1689 et il put profiter de l’agrandissement de l’abbaye décidé par ses prédécesseurs pour y installer une grande bibliothèque, instrument de recherche indispensable pour les historiens bretons mais aussi pour leurs successeurs. Il pouvait écrire ainsi à M.de Gaignières le 1er septembre 1706 :

« Il est vrai que notre bibliothèque profite de mon retour à St Vincent, et si Dieu me conserve encore quelques années dans ce poste, j’espère en faire une des meilleures bibliothèques du royaume. Elle occupe presentement tout le haut du bâtiment neuf. »

Son travail fut poursuivi par les abbés et bibliothécaires successifs, parmi lesquels on peut relever les noms de dom Liron, de dom Colomb et surtout de dom de Gennes, puisque, si au temps de Maur Audren, il y avait 15000 volumes à Saint-Vincent, la bibliothèque comptait 27000 ouvrages en 1789, d’après l’inventaire fait lors de la révolution, sans-doute moins.
L’existence de cette grande bibliothèque est l’explication la plus plausible de la place prise par Saint-Vincent dans les travaux érudits décidés par la Congrégation. La présence d’une deuxième abbaye bénédictine, Saint-Pierre de la Couture, constitue aussi un facteur positif, même si les supérieurs refusèrent à cette dernière, en 1715, l’achat de 4000 volumes pour sa bibliothèque, estimant ses ressources financières insuffisantes. Les liens entre les deux abbayes permettaient d’établir une complémentarité, ainsi la philosophie s’étudiait à La Couture, la théologie à Saint-Vincent.
Dom Lobineau écrivit donc au Mans entre 1696 et 1703 la première Histoire de Bretagne, initiée par Maur Audren qui avait fait venir avec lui au Mans « deux jeunes religieux que j’ay amenés de Bretagne pour travailler à notre Histoire, qui ont du mérite et travaillent bien. »
C’est son successeur, dom François Redon, qui dut accueillir à Saint-Vincent dom Rivet et ses confrères de l’Académie des sciences ecclésiastiques, séjour qui fut fructueux si l’on s’en tient à ce qu’écrit dom Taillandier dans l’éloge de dom Rivet placé en tête du tome 9 de l’Histoire littéraire  :

« Les Supérieurs de la Congrégation persuadés que le cours ordinaire de Théologie n’est qu’ une ébauche & une préparation à des études plus sérieuses & plus profondes, venoient d’établir dans l’Abbaïe de S.Flaurent de Saumur une petite Académie, toute composée de sujets distingués par leurs talens…Dom Rivet associé à cette Académie naissante, en sentit les avantages & il se dévoua entierement à ses travaux…La Religion qu’il avoit toujours tendrement aimée, lui parut avoir un nouvel éclat, lorsqu’il fut à même d’en vérifier les preuves sur les titres primordiaux…Il remporta encore des exercices de cette Académie un avantage dont il ne prévoïoit point alors l’usage qu’il devoit en faire un jour. A force d’étudier les Auteurs, d’en démêler les sens, de les rapprocher & de les comparer, il se forma insensiblement & presque sans y penser ce goût d’une critique saine & judicieuse que l’on apperçoit dans ses ouvrages. »

C’est au Mans qu’en « 1707 et 1708 il reçut tous les ordres à l’exception de la prêtrise, sous l’épiscopat de M. de Tressan, qui ne lui proposa aucune signature. » Dom Poncet, auteur des lignes précédentes devait être ordonné avec lui à Saumur en 1712, toujours sans signer le moindre formulaire. En 1721, il s’installait définitivement au Mans, sachant que la bibliothèque lui serait d’un précieux secours ; il y terminait le Nécrologe de Port-Royal et il allait y entreprendre avec d’autres appelants son Histoire littéraire. Saint-Vincent apparaît ainsi comme un refuge pour les jansénistes « littérateurs » ou non, comme en témoigne l’histoire de dom Le Texier, abbé de Saint-Vincent de 1723 à 1729, l’initiateur de la deuxième grande période de travaux de l’abbaye, qui, devenu visiteur de Bourgogne en 1729, fut déposé pour jansénisme et vint finir ses jours à l’abbaye en 1758.
Si le jansénisme de dom Rivet n’est pas singulier dans la Congrégation, plus étonnants sont, au moins pour nous aujourd’hui, sa défense des miracles et son attachement à la doctrine secouriste dont il fut un des plus illustres défenseurs. La rigueur scientifique, acquise à l’Académie, nous semble contradictoire avec cet engagement dans la défense des écrits de Carré de Montgeron, mais dom Poncet, l’auteur caché de la première biographie parue après sa mort, a voulu montrer, dans un long passage que nous reprenons ici, car il est essentiel pour comprendre la démarche intellectuelle de dom Rivet, que cette adhésion fut le résultat d’une véritable réflexion où nous retrouvons la méthode de l’érudit :

« Dom Rivet avoit toujours été lié avec les plus célèbres Théologiens antisecouristes. On assure même qu’il a été pendant quelque temps fort prévenu contre les grands secours, qu’il ne connoissoit alors que par les écrits de ces MM. Mais quelques-uns de ses plus chers amis lui ayant raconté les miracles et les grands prodiges que Dieu opéroit sans cesse par les secours les plus violens, il suspendit son jugement jusqu’à ce qu’il s’en fût plus amplement éclairci par lui-même.
Il ne commença à se déterminer en faveur de cette œuvre si contredite que quand il fut pleinement informé et convaincu des guérisons incontestablement miraculeuses, obtenües par l’intercession de Madame la Marquise de Vieux-Pont,…La vüe de ces miracles, par lesquels Dieu manifestoit la sainteté de cette dame, lui inspira un désir ardent d’instruire à fond tout ce qui s’étoit passé de plus merveilleux dans l’œuvre des convulsions et des secours. »

Avec dom Poncet et dom Rivet, surtout le premier, Saint-Vincent semble bien avoir été un des centres de « cette religion paroxystique des miracles » mais ces secouristes, loin d’être des fanatiques indifférents au savoir, recrutaient beaucoup dans les milieux parlementaires d’opposition et chez les érudits bénédictins. Le cas de dom Rivet en constitue une preuve éclatante. L’engagement dans les combats du siècle, dans les courants secouristes et figuristes, n’empêche pas l’érudit d’analyser avec lucidité les miracles du passé. Dans l’Etat des lettres placé en tête du tome 3 de l’Histoire littéraire, s’il ne remet en cause ni le principe des miracles, ni leur utilité, c’est « Dieu qui les opère pour le bien de son Eglise », il n’hésite cependant pas à constater qu’on a pu en imaginer et

« les orner de quelques nouvelles circonstances qui en relevoient le merveilleux. La trop grande crédulité & le défaut de lumière firent recevoir sans examen les uns comme les autres, & donner même dans des visions & des apparitions, souvent d’autant plus ridicules qu’elles étoient plus extraordinaires. »

Il n’hésite pas non plus à souligner, toujours dans la même introduction, que l’intérêt immédiat pouvait expliquer certains écrits :

« Le désir d’attirer de plus fréquentes ou de plus riches offrandes, ou de conserver les biens des Eglises, leur faisoit tantôt embellir, tantôt multiplier même les guérisons extraordinaires, & les miracles de justice contre les ravisseurs des biens ecclésiastiques. »

Cette rigueur du chercheur n’empêche pas l’appelant convaincu de vivre dans une Eglise du merveilleux, où une foi pure retrouve celle de l’Eglise primitive, sans aucune mise à distance. « Imiter l’exemple des premiers chrétiens, que la pâle sagesse du monde qualifie de folie, tel est le but des appelants. ». Cette attitude est bien celle de dom Rivet qui refusa presque jusqu’au bout l’usage d’une chambre à feu et qui, dans ce qui constitue vraisemblablement son dernier mémoire, se proposait « de chercher les véritables causes de la décadence de la Congrégation de Saint-Maur, d’en arrêter les suites et d’indiquer les moyens de donner à l’ordre de Saint-Benoît son ancien lustre. » N’ayant pas eu le temps d’écrire son testament spirituel, il avait réaffirmé quelques heures avant sa mort « ses gémissements pour la décadence de l’ordre et sa confiance que le temps de renouvellement de l’Eglise était proche. » Dans cette lettre où dom Housseau racontait la mort et les obsèques de dom Rivet, il soulignait l’aura de sainteté entourant dom Rivet au Mans : la foule assistant aux obsèques et son souhait d’obtenir « quelque chose qui lui ait appartenu » en constituaient d’amples témoignages.
Mais le chercheur ne doit pas être masqué par le figuriste et il est tout à fait juste de noter combien, au XVIIIe siècle, il y avait adéquation entre recherche érudite et vie monastique :

« c’est dans la paix du cloître que les ouvriers se sont le plus durablement succédés : entre les exercices quotidiens de la vie monastique, les pratiques ascétiques et les contrôles astreignants exigés par la méthode positive, il y a correspondance manifeste. »

Dom Rivet et ses collaborateurs.

Libéré de l’obligation de travailler à l’histoire des bénédictins, ayant achevé et publié le Nécrologe de Port-Royal, dom Rivet put s’atteler à l’élaboration de sa grande œuvre, l’Histoire littéraire de la France. Cette entreprise, envisagée par Maur Audren, avait déjà commencé à être réalisée par un autre bénédictin, dom Roussel, « un des plus beaux esprits de la Congrégation de Saint-Maur » selon dom Tassin, mais la volonté de ses supérieurs de lui confier un autre champ de recherche et une mort précoce interrompirent ses travaux. Il faut ici noter que son plus proche parent, dom Patailler, fit parvenir à dom Rivet les notes de dom Roussel, et que ce dernier put les utiliser pour ses propres recherches : cela permet d’apprécier la qualité du travail collectif dans la Congrégation.
Dom Rivet se préoccupa très rapidement de rassembler autour de lui et de la bibliothèque de Saint-Vincent les collaborateurs qu’un tel projet pouvait intéresser :

« Comme il ne pouvoit suffire seul à ce travail, il chercha parmi ses confrères quelques Religieux pieux, laborieux, exacts, réguliers, & capables d’éclairer lui-même dans les discusions épineuses, inséparables de son ouvrage. Il eut le bonheur de trouver ces qualités réunies dans Dom Joseph Duclou, Dom Maurice Poncet et Dom Jean Colomb. Ces trois religieux, qui étoient depuis longtemps ses amis, devenus ses associés, travaillerent de concert avec la plus grande assiduité. »3

Tous ont un point commun : comme dom Rivet, ce sont des appelants, et l’un d’entre eux, dom Poncet est également déjà secouriste. Nous pouvons noter l’absence d’un grand érudit de Saint-Vincent, dom Liron, auteur d’une Bibliothèque chartraine, dont dom Rivet aurait pu écrire la préface. Malgré cette collaboration ancienne, dom Rivet l’a écarté sans doute parce qu’il était constitutionnaire résolu, ce qui peut expliquer que les Jésuites, éditeurs des Mémoires de Trévoux, le présentent comme habile et laborieux, « d’une critique exacte et judicieuse ». Dans une lettre du 1er janvier 1724 à Laurent Josse Le Clerc, dom Liron présentait ainsi la situation à Saint-Vincent :

« Il y a cinq mois que j’appris ici qu’un religieux de l’abbaye de saint Vincent travaille à une Bibliothèque universelle des écrivains français. Je n’en fus pas surpris, et je ne m’en mis pas en peine. Ce religieux s’appelle D. Antoine Rivet. Il m’a caché cela avec grand soin, et je suis bien éloigné de lui en parler, et je le serai encore plus de lire cet ouvrage, s’il paraît. Il faudrait bien du temps pour vous rapporter ce que je pourrais dire sur cela. Il alla à Paris au mois de septembre et il en revint comme il était allé. Si le fait est vrai dans toute l’étendue qu’on lui donne, j’admire sa témérité ou plutôt sa folie, car ce n’est pas une entreprise à former à un homme seul, et encore moins à un moine qui sait très-peu. Il est vrai qu’étant fort intrigant, il a engagé trois autres religieux à travailler avec lui. Ce sont de jeunes gens. »

Quelques lignes plus loin, il se fait encore plus incisif :

« Tout son talent est de copier. En voilà assez, car si je voulois vous dire tout, je ne finirais pas aujourd’hui. Et haec inter nos. Car je ne fais rien paraître, et je suis pacifique avec ceux mêmes qui n’aiment pas la paix. Comme je lui avais toujours fait beaucoup de bien, je n’ai jamais pu découvrir la cause de son changement à mon égard, ne lui en ayant donné aucun prétexte. J’ai seulement soupçonné qu’il avait voulu gagner Dom Montfaucon et s’établir à Saint-Germain. »

Le destinataire de cette lettre n’est pas indifférent : il faut savoir en effet que Le Clerc avait publié en 1738 dans les Mémoires de Trévoux une dissertation où il jugeait excessive la place attribuée par dom Rivet à Césaire d’Arles, ce qui lui valut une très longue réponse dans le volume suivant de l’Histoire littéraire de la France. La querelle janséniste-jésuite n’est pas loin, mais c’est sans doute le caractère querelleur de dom Liron, lié peut-être au dépit de ne pas participer à la grande œuvre qui se créait à Saint-Vincent, qui peut expliquer l’âpreté du discours et les insinuations qui ne correspondent pas à ce que l’on sait par ailleurs de dom Rivet. Le nombre et la qualité de tous ceux qui vont l’aider, à partir de 1733, témoignent que les érudits de son temps reconnaissaient ses mérites et sa capacité à mener une telle entreprise. Ainsi le vanniste Ildefonse Catelinot, dom Tassin lui-même, le général des Antonins, Gasparini, firent parvenir aux Mauristes de Saint-Vincent les documents dont ils pouvaient avoir besoin.2 Néanmoins si l’œuvre a pu être publiée, c’est au labeur acharné des principaux collaborateurs de dom Rivet et à dom Rivet lui-même qu’elle le doit.

Dom Joseph Duclou

Le premier d’entre eux, mais pas le plus important, c’est dom Joseph Duclou. Ses qualités avaient tout de suite été reconnues puisque dom Denis de Sainte-Marthe l’avait appelé à travailler à la Gallia Christiana et qu’avec dom Thirion et dom Hodin, il avait largement contribué aux volumes quatre et cinq.3 Mais son hostilité à la bulle Unigenitus lui valut d’être chassé de Saint-Germain et, après un séjour à l’abbaye de Chezal-Benoît, il vint au Mans où il put collaborer avec dom Rivet. Il fit ainsi de nombreux voyages avec dom Colomb pour rassembler les matériaux dont les auteurs avaient besoin. Il a participé directement à l’Histoire littéraire de la France malgré un état de santé précaire. Il devait ainsi dicter à dom Colomb la table du tome IX, car il n’avait plus la capacité d’écrire. Dom Colomb a évoqué avec émotion la fin de cet ami de dom Rivet en 1754 : « Dom Duclou est revenu de son attaque, mais dans un état d’enfance qui fait compassion. ». Il est mort à Saint-Vincent le 30 août 1755.

Dom Maurice Poncet

Dom Maurice Poncet a joué un rôle plus important, à la fois sur le plan spirituel, c’est sans doute lui qui a poussé Dom Rivet vers le secourisme, et pour les recherches érudites. Dom Poncet n’est pas qu’ « un excellent religieux en dépit de sa vénération pour le diacre Pâris » Il avait une réelle sensibilité littéraire. Il sait ainsi parler des vieux auteurs français

« dont la lecture plaît encore infiniment et sans doute plaira toujours. Qu’est-ce qu’on aime, qu’est-ce qu’on estime dans ces auteurs ? Ce n’est point le langage, puisque nous ne pourrions maintenant en souffrir un pareil. C’est un je ne scai quoi qu’on sent mieux, qu’on ne peut exprimer, un air simple et naïf, un tour gracieux, des manières naturelles, une noblesse et une grandeur de style sans affectation et sans enflure, surtout des sentiments puisés dans la nature, qui partent du cœur et qui vont au cœur. »

Il y avait chez lui un vif intérêt pour le langage, pour l’étude des « différences du langage ancien avec celui que l’on parle aujourd’hui ». Il est de ceux qui ont contribué bien avant les romantiques à mieux faire connaître un Moyen-Âge que ces bénédictins, contrairement à leurs contemporains, ne méprisaient point.
Mais dom Poncet c’est avant tout un grand érudit, « Il seroit difficile de trouver un homme dont l’érudition fut plus vaste », reconnaît dom Tassin qui souligne aussi qu’il se mettait volontiers au service des gens de lettres « pour enrichir leurs ouvrages par ses recherches » Il a collaboré à la publication de l’Histoire littéraire de la France de 1723 à son exil pour Évron en 1746, puis il se remit ensuite au service des successeurs de dom Rivet. Quel que soit l’endroit où son destin le menait, il n’avait de cesse de chercher des matériaux pour les différentes entreprises de la Congrégation, mais aussi pour des civils comme Carré de Montgeron, qu’il a mis vraisemblablement en relation avec dom Rivet.

Dom Jean Colomb

Le troisième collaborateur de dom Rivet, dom Jean Colomb, limousin comme dom Poncet, appartenait lui aussi au groupe des appelants et à celui des lecteurs des Nouvelles ecclésiastiques. Cela l’a empêché d’accéder aux hautes charges de la Congrégation. Il fut un infatigable voyageur, les comptes de dom Rivet le montrent en 1732 à Paris, en 1734 à Séez et en Bretagne, en 1735 à Nantes, en 1737 en Limousin et en Périgord, en 1739 en Normandie. Dom Rivet avait d’ailleurs dû acheter 63 livres un cheval pour faciliter ces déplacements. Ainsi avec dom Poncet, dom Duclou, ou dom Rivet lui-même, il a exploré de nombreuses bibliothèques pour étayer leur documentation. Dom Tassin a souligné son importance pour l’Histoire littéraire de la France :

« Il a été d’un grand secours à Dom Rivet pour la composition de l’Histoire littéraire de la France. Dès 1727 il entra dans cette carrière, y marcha d’un pas ferme, sans que rien ait été capable de ralentir son zele & son application. Après la mort de Dom Rivet il n’a cessé de fournir des mémoires à ses continuateurs. Il a encore des recueils assez considérables pour la suite de ce grand ouvrage. Ils s’étendent depuis le XIIIe siècle jusqu’au XVIe inclusivement. »2

Dom Colomb a également participé à l’Art de vérifier les dates mais il reste surtout pour nous l’auteur de la première Histoire de l’abbaye Saint- Vincent. Il y mourut presque aveugle en 1774.

« Un monument de l’érudition nationale »
Ce sont ces hommes qui ont donc écrit les neuf premiers volumes de l’Histoire littéraire de la France, œuvre poursuivie jusqu’en 1762 par Dom Clémencet et Dom Clément mais à cette date, l’entreprise s’arrête momentanément. La Congrégation avait accueilli avec circonspection le projet de dom Rivet :

« Le Projet fut reçu avec plaisir. On admira le courage de l’auteur & la grandeur de l’entreprise ; mais les gens de Lettres, qui en connoissoint l’étendue & les difficultés, doutoient un peu que l’exécution put répondre aux promesses. La publication du premier volume dissipa les doutes… »

Le titre, très long, trop long, témoigne de l’ampleur des recherches, souligne qu’il ne s’agit pas que d’un catalogue d’auteurs mais d’une véritable présentation des œuvres littéraires dans leur environnement social, souci tout à fait nouveau pour l’époque. Ce titre rappelle également la volonté de remonter aux sources, « le tout justifié par les citations des originaux » .Il indique aussi la volonté de faire le point sur les différentes éditions connues par les auteurs, ce qui en fait aujourd’hui un instrument précieux pour les études bibliographiques. Le plan annoncé dès le premier volume fut ensuite suivi sans aucune variation : un discours préliminaire sur le siècle étudié précède l’étude des différents auteurs. Des tables chronologiques et méthodiques terminent enfin l’ouvrage. Le catalogue des sources utilisées permet aux lecteurs de vérifier la documentation utilisée. Parmi les originalités de l’œuvre, outre l’Etat des lettres, il faut remarquer les avertissements placés dans les différents ouvrages, qui permettent de revenir sur des sujets déjà traités et ainsi de répondre aux critiques relevées par les auteurs :

« Il y a des avertissemens qui sont destinés à des corrections faites sur ses propres observations, sur celles de ses amis, quelquefois même sur celles de ses critiques. Le savant auteur a eu de ces derniers ; mais s’il n’a point rougi de reconnoître et d’avouer les fautes échappées à son attention, il a su repousser avec force les traits d’une injuste critique. Mais dans le feu de ces contestations littéraires, il ne franchit jamais les bornes de la modestie, de la politesse et de la bienséance. »

L’Histoire littéraire de la France se veut d’abord œuvre d’érudition au service de l’Eglise et de la Nation :

« Une noble ardeur, qui nous a saisis, & inspiré le desir de faire quelque chose pour l’utilité de l’Eglise & de l’Etat, ce qui est du devoir d’un Chrétien & d’un bon Citoïen, nous a élevé au-dessus de nous-mêmes, en nous faisant oublier nôtre foiblesse. L’amour pour la gloire de la nation nous a persuadé comme possible, ce que nous tenterions pour contribuer à la faire paroître dans un nouveau jour… »

Mais les auteurs n’oublient pas qu’ils sont moines et ils rappellent en tête du tome 3, qui traite des Ve, VIe et VIIe siècles, que dans ces siècles où règne la décadence des Lettres, « Les principaux secours pour la littérature vinrent de la part des Ecclésiastiques et des Moines ». Cette volonté de souligner l’importance de la recherche érudite à l’intérieur des cloîtres est encore mise en valeur par l’iconographie. Chaque siècle est en effet précédé d’un frontispice dessiné par A. Humblot, et les représentations des activités intellectuelles des moines sont nombreuses. Dans le tome quatre, on trouve une représentation de Charlemagne visitant une école monastique ou ecclésiastique. En tête du tome cinq, des moines tentent de sauver les objets les plus précieux après l’incendie de leur monastère par les Normands. Les frontispices des tomes six, sept et huit représentent l’intérieur d’une bibliothèque monastique. Il s’agit bien là d’un souci dominant des Mauristes de Saint-Vincent, désireux de rappeler l’apport des moines pour la vie culturelle de la Nation, peut-être aussi d’en montrer la nécessité à leurs confrères, certains en effet semblaient ne pas partager ce goût pour l’érudition, les littérateurs étant d’ailleurs fort peu nombreux dans la Congrégation.
Sans doute ce souci de maintenir la place des écrivains ecclésiastiques dans cette l’Histoire littéraire de la France peut expliquer les difficultés rencontrées par les éditeurs pour vendre les différents volumes. Les auteurs eux-mêmes en étaient conscients,

« Un ouvrage comme le nôtre n’est guère du goût de notre siècle. Il est trop sérieux, on n’aime que le frivole, et les brochures qui paraissent sur les grands événements qui se passent sous nos yeux, dont on est inondé, détournent l’attention du public, épuisent sa bourse et enrichissent les imprimeurs. Je ne suis donc pas surpris que le douzième volume languisse si longtemps sous la presse. »

En effet, on percevait peut-être que cette œuvre, pourtant digne du siècle des Encyclopédistes, détonnait par l’importance inévitable donnée à la théologie, en un temps où commençaient à régner Voltaire et ses amis. Dom Taillandier en avait bien conscience, lui qui écrivit dans l’avertissement du tome neuf, dont il prit la responsabilité à la mort de dom Rivet : « Mais d’où vient la mauvaise humeur de notre Siècle, contre tous les monumens de la science ecclésiastique ? Il semble qu’on voudroit en interdire la connoissance, & en efaccer jusqu’à la moindre trace. Cependant elle fait partie de la littérature & elle en est la plus noble portion. » Certains choix de dom Rivet furent critiqués, rendre compte de tout ce qui avait pu être publié sur un territoire très largement délimité pouvait poser des problèmes aux différents lecteurs, ainsi la présentation de Pythéas en tête du premier volume peut surprendre. On lui a reproché également de trop développer des auteurs secondaires mais dom Rivet lui-même était conscient de cet éventuel défaut et dès le sixième volume, il y avait un traitement différencié des écrivains, ce qu’a remarqué dom Tassin, « A l’égard des écrivains de première classe, comme on les connoît mieux & que leurs écrits sont pour l’ordinaire & plus curieux & plus importants, Dom Rivet s’étend beaucoup plus sur leurs articles. »
Les limites de l’œuvre viennent aussi de la tension perceptible entre la foi et la recherche. Pour ne prendre que cet exemple, les difficultés pour comprendre Pétrone, au-delà du fait que sa présence peut étonner dans cette Histoire, peuvent aussi expliquer l’accueil mitigé rencontré au XVIIIe siècle et l’oubli dans lequel est parfois tombé « ce monument de l’érudition nationale » Comment en effet, pour le rigoureux janséniste qu’était Dom Rivet, présenter l’auteur du Satyricon ? On lit les hésitations et l’on comprend les angoisses du moine : « Comme il ne seroit pas raisonnable de chercher un Chrétien en la Personne de Petrone, on doit être satisfait si l’on y trouve un honnête païen, un homme de bon sens, qui ait raisonné & vécu suivant les véritables principes de la connaissance naturelle, qui ne laisse rien à esperer au-delà du trépas. C’est ce qu’un moderne a cru découvrir en la personne de notre Poëte, & il le justifie particulièrement par la manière dont il mourut… »
Quelques pages plus loin, son analyse souligne encore plus les problèmes de conscience que le moralisateur janséniste posait à l’érudit :

« Nous croïons devoir tenir un milieu, en louant dans Petrone ce qu’il y a de bon, & en y blâmant ce qu’il y a de mauvais. Mais assûrément le dernier l’emportera toûjours sur l’autre. Il faut convenir que le style en est beau, énergique, noble, élevé. Sa douceur, son élégance, sa délicatesse sont inimitables. Le tour aisé qu’il donne à ses pensées, y ajoûte un prix que l’on ne sauroit trop estimer…Toutefois malgré ces belles qualités la lecture de Petrone sera toujours dangereuse : à moins qu’armé d’une solide vertu, on ne le lise comme une satyre fine et ingenieuse… »

Quelques siècles plus tard, dans une Gaule déjà en partie christianisée, on rencontre les mêmes doutes à propos d’ Ausone :

« Il est vrai que la licence, quelquefois effrenée, qu’Ausone s’est donnée en quelques endroits de ses poésies, est une preuve qu’il n’avoit ni le cœur, ni l’esprit, ni peut-être les mœurs assez chastes pour un Chrétien. Mais il n’y a qu’à lire quelques autres de ses pièces comme son Ephéméride & son Idylle sur la fête de Pâques, pour ne pas douter un seul moment de son Christianisme. »

En 1763, l’entreprise initiée à Saint-Vincent s’arrêtait, faute d’ouvriers, ou plutôt parce que le choix initié par Maur Audren, élargir le champ des recherches mauristes au non religieux, histoires des provinces ou histoire littéraire, débouchait sur une impasse momentanée. Nous pouvons aussi relever qu’à la mort de dom Rivet, Saint-Vincent du Mans cessa d’être le centre de recherche qu’avait sans doute créé dom Maur Audren. Si ses collaborateurs poursuivirent l’œuvre, la direction de l’entreprise revint à des moines établis à Paris : la parenthèse mancelle était terminée.
Mais l’entreprise de dom Rivet ne s’arrêta pas là : l’Institut fut chargé d’en poursuivre la publication et, parmi ceux qui, à nouveau, se penchèrent sur l’l’Histoire littéraire de la France, il est symbolique de retrouver dom Brial, ancien mauriste, celui-là même qui a fait transporter à Paris les papiers des bénédictins manceaux et dont Dacier, dans son éloge disait en 1831 :

« Le membre que nous regrettons étoit, dans notre Académie, l’un des derniers représentans d’ une école que de nobles services rendus à l’étude des traditions nationales ont illustrée, et dont la renommée fait partie de notre gloire littéraire. »

Quel plus bel hommage pouvait être rendu à ces moines qui, dans le calme de leurs bibliothèques furent

« attentifs jusqu’au scrupule à ne pas altérer cette vérité, que nous cherchons sur toutes choses. »

Publié le mercredi 30 novembre 2011

 

 

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